Alexander McQueen, entre irrévérence et décadence
Il y a dix ans tout juste, le créateur nous quittait. L'an dernier, sortait un documentaire intime aux airs de tragédie grecque sur la vie et l'œuvre du créateur britannique mythique intitulé McQueen. Portrait d'un homme qui concevait chacune de ses collections comme des happenings vibrants. Sans jamais se départir d'un sens de la controverse et du grandiose qui en fit le plus punk et le plus visionnaire des designers.
ll a disparu le 11 février 2010 à 40 ans, en se donnant la mort, mais son aura perdure encore. Surnommé le "hooligan de la mode", "le prince des ténèbres", "le rebelle", "le bad boy" ou encore l'"enfant terrible", il a multiplié les provocations, en même temps que les coups de génie. " Si vous venez voir un de mes défilés et que c’est comme si vous étiez allé à votre déjeuner de famille du dimanche, eh bien je me suis planté quelque part " disait-t-il. Les spectateurs ressortaient de ses défilés marqués, différents, vivifiés, comme après un concert de punk ou de rock ou une pièce de théâtre tragique. Dans sa façon de provoquer les émotions, que ce soit de la colère ou de la passion, sa pratique le rapprochait plus d'un artiste que d'un créateur de vêtements, si beaux soient-ils. Chaque show prenant des airs de happenings, mutants et grandioses reflétant les problématiques de son temps.
L'enfance de l'art
Un art qui prend racine dans une enfance plus que modeste. Né Lee McQueen le 17 mars 1969 à Lewisham dans l'est de Londres, le garçon grandit dans une famille pauvre de sept enfants au sein de la capitale anglaise. Petit, il habille déjà ses sœurs, fasciné par les étoffes. Sa mère est enseignante et son père conduit des taxis, comme celui d'une autre âme torturée made in UK partie trop tôt : Amy Winehouse. A seize ans, pendant que les garçons de son âge jouent au foot et pensent aux filles (ou aux jeunes hommes), le gamin adorant la musique pop (puis dans les années 80, la new wave) et pas très bon à l'école travaille dur comme apprenti coupeur et tailleur chez Anderson & Sheppard, tailleur de Savile Row adulé par le Prince Charles. Il forgera sa maîtrise de la découpe du chiffon ensuite chez d'autres tailleurs de la mythique rue londonienne avant de filer à Milan chez Romeo Gigli. La création l'obsède. Il bosse nuit et dur et finance ses premiers défilés avec ses allocations chômage. Ses efforts sont payants. Il finit par rejoindre le troisième cycle de la réputée Central Saint Martins de Londres.
En 1992, McQueen attire Isabella Blow, journaliste de mode britannique exigeante, son mentor jusqu'à la mort qui achète toute sa première collection et en fait la promotion dans la presse. C'est elle qui lui conseille d'opter pour un autre autre sobriquet que « Lee ». « Alexander », prénom de roi, a plus de gueule. Mais les deux amis ne seront pas toujours d'accord, notamment quand viendront les polémiques. En mars 1995, le premier scandale de la carrière du créateur éclate. Il s'agit de sa collection « Le viol de l'Écosse par l'Angleterre ». Les mannequins portent des vêtements lacérés, comme après avoir subi une violente attaque. A l'ère #metoo, le show aurait semblé encore plus intolérable qu'à l'époque, où le public ressort déjà choqué. Un an plus tard (pour l'automne-hiver 1996), inspiré par la divine comédie de Dante, il fera défiler ses mannequins dans une église, avec moult crucifix. Aucun blasphème n'est interdit pour cette âme damnée proche de l'esthétique de la jeune Madonna.
Audaces et controverses
Mais l'audace de celui capable de créer une robe en film alimentaire fascine. Il est choisi pour remplacer chez Givenchy en 1996 un autre enfant terrible de la mode qui finira par tenir des propos antisémites, John Galliano, qui part chez Dior. La première collection d'Alexander est assassinée par la presse. Lui-même avouera, lucide, à Vogue un an plus tard : « Je sais que c'était nul ». Pourtant, il restera jusqu'en 2001 malgré des diatribes choc. Il a le don pour critiquer John Galliano et Vivienne Westwood. Mégalo, il ira jusqu'à parler d'Hubert de Givenchy comme d'un créateur «mineur». Mais c'est en créant sa propre marque qu'Alexander McQueen imposera vraiment son œil. Celui qui déclama : " il faut leur donner de l'extravagance", construit chaque collection autour d'un thème fort. Comme dans un film ou une exposition, on croise des figures qui s'entrechoquent pour créer des tableaux étonnants comme la rencontre de pirates naufragés et d'indigènes (printemps-été 2003). Il puise d'ailleurs son inspiration ailleurs que dans la mode, notamment dans le cinéma. Il rend ainsi hommage au Vertigo d'Hitchcock (notamment avec des masques d'oiseaux) et à Kim Novak (automne-hiver 2005). Il créera même un sac au nom de l'actrice. Le théâtre et la danse ne sont pas en reste. Il façonne une piste de danse pour sa collection Deliverance printemps-été 2004, un jeu d'échecs pour sa ligne It's Only A Game (printemps-été 2005) et rejoue à sa manière La Mort du cygne pour le printemps-été 1999. La même année, il crée la sublime robe de mariée de Kate Winslet. Passionné par le rock, il façonnera aussi des costumes légendaires pour David Bowie, Lady Gaga et Björk. Que des pop stars cultivant l’excentricité mais surtout assumant pleinement leur personnalité hors cadre. Alors que beaucoup de créateurs étaient dans le placard, McQueen affichait pleinement son homosexualité, s'unissant à son ami George Forsyth en 2000 à Ibiza.
Personnage tragique
Mais le talent de McQueen ne tenait pas seulement à sa façon de concevoir ses défilés, comme un metteur en scène. Il possédait aussi un don de sociologue, épousant les problématiques sociales et sombres de son temps. En 2009, son show The horn of plenty (« La corne d'abondance ») prend sa source dans la crise économique. La mode dans son ensemble montre un monde de luxe exubérant qui ne prend pas en compte le peuple et pousse à la consommation. McQueen n'est pas de cela. Alors qu'une journaliste lui demande après le show : "Pour vous c'est de la mode ou du spectacle?", il répond : c'est “de l’art”. Le créateur s'en prend aussi à la révolution industrielle qui a rendu l’homme plus fort que la nature. Déjà conscient des soucis écologiques, son défilé printemps-été 2010 baptisée L’Atlantis de Platon, convoque Darwin et dénonce et le réchauffement climatique (avant la COP21) et la fonte des glaces. Un chef-d’œuvre visionnaire. L'un de ces derniers défilés, The bone collector (« Le fossoyeur »), pour l'automne-hiver 2010, montre une personnalité obsédée par la mort. Les créatures défilent au milieu d'un ossuaire terrifiant dans une danse macabre qui résonne comme un chant du cygne. On se souvient des foulards à tête de mort portés par Kate Moss période "cocaïne Kate". Telles des vanités, ils rappelaient qu'après tout ce cirque qu'est la vie, nous rejoindrions tous les étoiles. Alexander McQueen avait une dimension shakespearienne, à la fois baroque et gothique. Le sentiment de sa finitude habitait ses créations souvent déstructurées comme si elles se décomposaient. Il finira par se suicider par pendaison (après avoir avalé un cocktail de cocaïne et de tranquillisants), comme Ian Curtis, le chanteur anglais de Joy Division. La tragédie se déroulera chez lui à Mayfair, le 11 février 2010, la veille des obsèques de sa mère. Cette dernière, dont il admirait le caractère fort et sa façon de jamais se taire était son idole absolue. Sa disparition lui était insoutenable. Le Daily Mail révéla à l'époque qu'il aurait d'abord voulu se suicider en plein défilé. Il aurait confiait à un proche « qu’il y aurait un grand cube en verre sur le catwalk. A la fin du défilé, il serait apparu dans le cube, par en dessous et se serait tiré une balle en pleine tête, comme ça son cerveau dégoulinerait sur les parois du cube." Le génie avait aussi déclaré, du temps de la gloire : "Le talent et le succès seuls n’apportent pas apparemment le bonheur ou, au moins, l’envie de vivre…" Mais il confèrent l'éternité. En 2011, l’œuvre d'Alexanderentrera au musée, au MET de New York puis quatre ans plus tard au V&A de Londres sous le nom McQueen: Savage Beauty. La preuve ultime que l'homme avait réussi à transformer la mode en art à la beauté immortelle.
Documentaire McQueen de Ian Bonhôte et Peter Ettedgui, sorti le 13 mars 2019.
Violaine Schütz
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