Ces concept albums fous qui ont changé la donne
A l'heure où les albums sont disséminés en morceaux à écouter en streaming ou sur Youtube, les disques concepts font leur réapparition. Cette rentrée, il s'agit de Nicolas Godin qui s'y met. Et en 2018, Flavien Berger, Miss Kittin et Sophie Calle entourée de Michal Stipe, Christophe, Jarvis Cocker et Metronomy pour célébrer son chat décédé ont sorti un album avec une idée forte derrière. L'occasion de revenir sur les LP's concepts les plus fous de tous les temps. Avec forcément, un peu de subjectivité.
Le plus torturé : Lou Reed – Berlin (RCA - 1973)
La ville de Christiane F est un terreau fertile pour les musiciens non germaniques. Nick Cave creva la pellicule dans Les Ailes du désir du teuton Wim Wenders. Bowie y a enregistré sa trilogie avec Brian Eno et failli laisser sa peau en succombant à tous ses excès – avec son ami Iggy Pop - avant d'être tenu pour responsable de la chute du mur. Un concert légendaire donné en 1987 fera trembler les pierres et frémir la jeunesse de l'Est et de l’Ouest avec des enceintes disposées pour réunir les peuples. C'est aussi à Berlin qu'un autre écorché vif du rock, Lou Reed, échappé du Velvet, enregistrera son troisième album solo. Un LP sombre contant l'histoire glaciale d'un couple, Jim et Caroline qui traverse le pire. Une relation amoureuse chaotique qui aurait été inspirée, selon la chanteuse Nico par sa liaison tumultueuse avec Lou. Drogue, violence, misère, prostitution et suicide, le programme est sinistre mais magnifié par le songwriting siphonné de Reed. On y entend même les enfants de l'un des musiciens - Bob Ezrin, le pianiste - de studio pleurer sur une piste. Assassiné à sa sortie par une partie de la critique (notamment Rolling Stone qui écrit « cet album sinistre, musicalement médiocre, est une offense. Il faudrait pouvoir se venger d’un tel disque, s’en prendre même physiquement à son auteur »), il deviendra culte et adulé par la suite jusqu'à inspiré le nom du groupe Warterboys (Lou chantant dans « The Kids » « I am the water boy »). Et la chanson « Caroline Says II » sera notamment reprise par Siouxsie, Keren Ann, Antony Hegarty et Marc Almond. Par contre, Lou gardera de ce rejet critique un violent ressentiment envers la race des journalistes.
Le plus épique : Serge Gainsbourg – L'histoire de Mélodie Nelson (Philips - 1971)
C'est peut-être l'album de Gainsbourg qui a le plus influencé les musiciens étrangers. De Pulp à Sonic Youth en passant par Portishead, Beck ainsi que Badly Drawn Boy et Gruff Rhys qui l'ont joué live à Londres en 2006. Non seulement, parce qu'en vingt-huit minutes, Serge se livre à des milliers de trouvailles sonores encore modernes aujourd'hui mais aussi pour son concept narratif. Loin de la révolution post 68 et de l'esthétique flower power, il y raconte l'histoire d'un quadragénaire en Rolls qui renverse une lolita à bicyclette de 15, adorable garçonne aux cheveux rouges. A travers ce « poème symphonique de l'âge pop » en sept actes, Gainsbourg se livre à une relecture mélo de Nabokov avec des vers très lettrés et des mélodies tout aussi virtuoses. Il s'est entouré pour l'occasion de Jean-Claude Vannier afin d'orchestrer au mieux cette fable amoureuse tragique sur la passion qui dévore. Ce qui rend le disque encore plus attachant et onirique, c'est que l'homme à la tête de chou a choisi pour muse sa femme, Jane Birkin qui incarne la lolita et pose sur la pochette, enceinte, un singe en peluche sur le ventre. D'ailleurs c'est quand il se séparera de Jane que Gainsbourg deviendra peu à peu Gainsbarre, sombrant ainsi dans une sorte de folie et de chaos qui fait écho à celle du narrateur de L'Histoire de Mélodie Nelson. Un disque prophétie.
Le plus trippant : The Mothers of Invention - Freak Out! (Verve - 1966)
Difficile de se plonger dans l’œuvre gargantuesque de Frank Zappa quand on n'y a pas été initié. Ce concept album constitue une bonne entrée en matière. Il est d'ailleurs considéré comme l'un des premiers disques à thème de rock avec le Blonde on Blonde de Bob Dylan et l'un des plus albums les plus importants de l'histoire, revenant constamment dans les listes des « 500 albums à écouter avant de mourir ». Ou à emporter sur une île déserte. Satirique, ce qui était au départ un double LP est un commentaire plein d'humour de Zappa sur la pop culture US et les freaks de Los Angeles qui sévissent à cette période dans les lieux qu'il fréquente. Certaines copies du disque à sa sortie étaient accompagnées de bonnes adresses à L.A notamment de restaus et clubs (Whiskey A Go-Go) ainsi qu'une proposition d'infos sur les lieux d'arrestations policières, contre rémunération envoyée au groupe. Naviguant entre r'n'b, doo-wop, et blues, l'objet délirant qui semble avoir été enregistré sous LSD fait preuve d'un esprit aventureux avec des collages épiques très futuristes pour l'époque. Zappa enrôla en tant que musiciens un groupe de reprises de r'n'b appelé les Soul Giants. D'abord appelé The Mothers, le groupe emmené et pensé par le chevelu excentrique changea vite de nom car le musicien pensait qu'aucun DJ ne voudrait jouer un groupe appelé « les mamans ». Une intuition payante puisque le disque devint dès sa sortie un symbole de contre culture porté aux nues et l'une des influences du gigantesque Sgt. Pepper's Lonely Hearts Club Band des Beatles, que Zappa voyait comme des pop stars juste là pour le fric.
Le plus érotique : Prince – Lovesexy (Warner Bros - 1988)
Il y a déjà cette pochette signée Mondino qui fit un mini scandale (des magasins de disques refuseront de vendre l'album ou l'emballeront d'un cache noir) sur laquelle il est impossible de ne pas s'arrêter. Prince, le sexe symbole, nu sur des fleurs, tel un héros de tableau. Il symbolise le thème de ce 10ème album studio : la lutte entre le bien et le mal incarnés par Camille et Spooky Electric, autrement dit Dieu et Satan. Si l'on en croit le personnage de Gemini du morceau « Batdance », un an plus tard, on peut aussi penser qu'il s'agit de l'ego et de l'alter ego qui sommeillent en chacun de nous et surtout chez l'artiste gémeau - le signe de pas mal de génies dont Kanye West, Miles Davis, Kendrick Lamar, Bob Dylan, Biggie, Tupac, Morrissey et Brian Wilson. Chez Prince, le timbre mi angélique mi sensuel contraste avec le corps ultrasexué et les déhanchés sulfureux. Considéré par son auteur comme un disque de gospel, Lovesexy débute par un sermon enjoignant les auditeurs à se libérer du mal avant d'abordera ensuite tout le long ses penchants pour la vertu et le péché, éloge de la chair et repenti céleste, n'hésitant pas à brandir en chemin tous les maux du monde moderne. Musicalement, c'est plutôt d'un hymne au corps dont il s'agit avec des morceaux comme le tube « Alphabet St. » qui ferait se damner un Saint avec son mix de dance, de rock et de rap et ses paroles sexuellement explicites. Un autre titre s'intitule « I Wish U Heaven » mais on ignore si il aura ouvert au génie décédé en 2016 les portes du paradis.
Le plus politique : Marvin Gaye – What's Going On (Motown - 1971)
Il en est ainsi avec la plupart des albums immenses. Leurs chansons nous parlent même des années après, comme si elles avaient été écrites pour coller au moment présent...pour l'éternité. Écouter What's Going On, le onzième album studio de Marvin Gaye sorti en 1971 chez Tamla (Motown) en 2018, c'est avoir l'impression que la voix soul l'a enregistré pour les maux d'aujourd'hui. Trump, l'écologie, le mauvais accueil fait aux migrants, tout cela nous donne envie de chanter : « que se passe-t-il mon frère ? »). Pourtant, il s'agissait d'un disque concept très ancré dans son temps. Alors que la soul et le rhythm and blues parlaient les trois quarts du temps d'amour contrarié, Marvin, déprimé par la mort de sa collaboratrice Tammi Terrell en 1970 aborde les thématiques plus profondes et sociétales comme la drogue, la pauvreté, la corruption, l'injustice, l'écologie et la guerre. Produit par le chanteur qui joue aussi les compositeurs, il se place du point de vue d’un vétéran du Viêt Nam qui revient dans le pays pour lequel il a pris les armes, constatant que la haine y règne. Un thème hautement personnel puisque que le frangin de Gaye, Frankie, revenait de trois ans de service militaire un an avant la sortie de l'album. Avant What's Going On, Gaye ne voulait plus se produire en live et tenta même – selon une légende tenace - de devenir footballeur. Sans succès. Et le fondateur de la Motown, Berry Gordy, refusa au départ de distribuer le single titre, pensant que son aspect politique ne lui permettrait pas de se vendre. Coup du sort : « What's Going On » fut finalement le single Motown écoulé le plus vite.
Le plus philosophique : Kraftwerk – The Man Machine (Capitol - 1978)
La musique moderne aurait-elle eu lieu si ce disque n'était pas sorti ? Le groove synthétique et répétitif faussement froid mais vraiment hypnotique de The Man-Machine (Die Mensch-Maschine) de Kraftwerk a influencé presque toute la scène new wave des années 80 de Depeche Mode à Taxi Girl. Pourtant, lorsqu'ils sort, la plupart des mélomanes digèrent encore le rock hippie tandis que les plus pointus lorgnent vers l'after punk. The Man-Machine constitue pour beaucoup le climax de la carrière du groupe allemand ainsi que de son propos. Il s'agit d'un disque entièrement centré sur le thème de l’automation et de la fusion entre l'homme et la machine avant l'autotune et les logiciels de musique électronique. Un sujet qui relie Descartes, La Mettrie, Marx et Daft Punk. La pochette constructiviste est au moins aussi célèbre que son tube le plus pop, « The model », critique du consumérisme naissant. Mais ce ne sont pas les seules références de la bande de robots adeptes du vocoder. La SF, le Metropolis de Fritz Lang de 1927 et l'esthétique industrielle innervent ce chef-d'oeuvre avant-gardiste qui prédit la fusion de l'humain moderne avec son ordinateur et son téléphone intelligent.
Le plus ambitieux : The Beach Boys – Pet Sounds (Capitol, 1966)
On pourrait écrire une thèse sur ce onzième album studio des Beach Boys considéré comme l'un des disques les plus influents de l'histoire de tous les temps, qui a défini l'idée même de pop. Pour certains, il ne s'agit pas tout à fait d'un concept album pourtant ses chansons racontent l'histoire d'une relation amoureuse compliquée ainsi que la fin de l'innocence vue par un cerveau génial et malade (Brian Wilson était schizo). Avec des titres des titres comme « God Only Knows », joué encore à tous les mariages de néo-hipsters, les garçons de la plage se sont définitivement éloigné de leur image « surf,filles en bikini et insouciance » pour faire dans l'épique, le pré psychédélique et le baroque. En fait, seul Dennis Wilson savait surfer, donc il était temps de retourner sa planche. En majeure partie écrit par Brian Wilson, il mêle des techniques d'enregistrement ambitieuses inspirées de Phil Spector, des harmonies vocales complexes et des instruments variés, souvent exotiques (orgues, clavecins, flûtes, accordéon, hautbois) ainsi que des sons « domestiques » comme un sifflet pour chien, des aboiements, une sonnette de bicyclette et des bruits de canettes de Coca. Des sons qui auront une grande influence sur Paul McCartney alors même que Rubber Soul avait fortement influencé la gestation de Pet Sounds.
Le plus allumé : The Beatles - Sgt. Pepper's Lonely Hearts Club Band (Parlophone/Capitol - 1967)
C'est peut-être le disque concept qui a poussé le concept le plus loin même si Lennon ne le considérait pas comme tel, allant jusqu'à pousser les Fab Four à arborer les costumes de leurs personnages sur la fameuse pochette réalisée par les artistes anglais pop Jann Haworth et Peter Blake. Pour la petite histoire, John voulait Jesus, Hitler et Gandhi sur la pochette, au milieu des stars d'Hollywood. Huitième album des Beatles symbolisant le « summer of love » et le « swinging london » et bourré de références à la drogue, il présente la « fanfare du club des cœurs esseulés du sergent Pepper » qui accueille le public à son show live et lui sert un spectacle haut en couleurs. Une idée de groupe militaire édouardien venue à Paul comme une illumination après un trip au Kenya. Ce disque inventif et barré éclaté entre art rock, proto prog, psyché et baroque sonne bien plus bizarre que les tubes pop de leur début qui faisaient hurler les filles jusqu'à recouvrir leurs morceaux mais sera un immense succès. Pour assurer son homogénéïté, la chanson-titre est reprise avant le dernier morceau avec ce message : « merci, nous espérons que vous avez aimé le show, nous sommes désolés mais il est temps de partir ». Et le disque se termine par un rappel à la portée métaphysique : la chanson épique « A Day in the Life » et son final joué sur tous les pianos d'Abbey Road. Un sifflement à 20 kHz, inaudible par l'homme et destiné à ce que les chiens aboient aurait même été placé à ce moment-là. McCartney voulait concurrencer le Pet Sounds de Wilson. Nombreux sont ceux qui pensent qu'il y est arrivé.
20 autres albums concepts à posséder chez soi (ou dans son ordinateur)
David Bowie - The Rise and Fall of Ziggy Stardust And the Spiders from Mars (1972)
The Who - Tommy (1969)
Bob Dylan - Blonde On Blonde (1966)
Small Faces - Ogdens' Nut Gone Flake (1968)
Pink Floyd - The Wall (1979)
Frank Sinatra - Watertown (1970)
Foxygen - ...And Star Power (2014)
Woody Guthries - Dust Bowl Ballads (1940)
Johnny Cash - Blood, Sweat and Tears (1963)
Sufjan Stevens – Illinois (2005)
The Pretty Things - S.F. Sorrow (1968)
The Kinks - Are The Village Green Preservation Society (1968)
Hüsker Dü - Zen Arcade (1984)
Dirty Projectors - The Getty Address (2005)
Antony and the Johnsons - I am a Bird Now (2005)
Arcade fire - The Suburbs (2010)
Owen Pallett - Heartland (2010)
The Flaming Lips - Yoshimi Battles the Pink Robots (2002)
Bon Iver – For Emma, Forever Ago (2007)
Kendrick Lamar – Good Kid, M.A.A.D City (2012)